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Il est temps de parler d’argent.

Superaliments

Épuisement des sols, élevage intensif, fertilisation excessive: l’agriculture industrielle atteint ses limites pour nourrir la population mondiale. La viande artificielle et les fermes urbaines nous permettront-elles de changer de cap? Christine Schäfer, chercheuse au Gottlieb Duttweiler Institut (GDI), s’intéresse à l’avenir de notre alimentation.

Nos habitudes alimentaires ne sont pas sans conséquence sur l’environnement. Quels sont selon vous les principaux problèmes?

Les populations vivent au-dessus des moyens de la Terre, que ce soit en Europe et en Amérique du Nord ou dans les économies émergentes telles que le Brésil, l’Inde, le Nigeria et l’Indonésie. L’explosion de la consommation de produits animaux pèse sur les ressources de la planète, une situation qui n’est guère soutenable. Aujourd’hui, notre système alimentaire est responsable d’environ un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre et constitue, à ce titre, l’un des principaux moteurs du changement climatique en cours.

Outre notre environnement, nous détruisons également notre écosystème interne, c’est-à-dire les microbes hébergés par le corps humain. Quelles sont les conséquences de cet «appauvrissement»?

Le microbiote humain est constitué de milliards de micro- organismes, tels que les bactéries, les champignons et les virus. Il s’agit d’un allié indispensable, tant pour notre système immunitaire que pour notre métabolisme et, par là même, pour notre survie. Ces micro-organismes sont majoritairement présents dans nos intestins, où ils assurent les fonctions de digestion. Ils produisent en outre d’importants transmetteurs chimiques qui communiquent directement avec notre cerveau et influencent notre bien-être mental. Il est donc juste d’affirmer que les microbes définissent eux aussi notre essence même. À l’image de l’empreinte digitale, le microbiote est propre à chaque individu: il se met en place dès la naissance et évolue selon plusieurs facteurs, comme le nombre de bactéries et de champignons avec lesquels l’individu a été en contact et – le plus important – l’alimentation. Un apport insuffisant en fibres alimentaires entraîne un appauvrissement du microbiote, directement en rapport avec certaines maladies liées au mode de vie, telles que l’obésité, le diabète et les allergies.

À vrai dire, le lait vendu dans le commerce n’a déjà plus du véritable lait que le nom: homogénéisé et pasteurisé, il ne présente plus les mêmes propriétés que le lait cru. Où devrions-nous commencer?

Il s’agit là d’un débat passionnant. Qu’est-ce qui relève du naturel au juste? Au GDI, nous n’avons pour l’heure abouti à aucune conclusion définitive. Quasiment aucun domaine n’échappe à l’intervention humaine. Même si nous achetons le lait cru directement dans un élevage, il n’en reste pas moins que les vaches dont il est issu ont été domestiquées par l’être humain et donc modifiées afin de produire davantage de lait qu’auparavant.

Depuis des années, la viande artificielle ne cesse de faire les gros titres. S’agit-il d’une piste prometteuse ou d’un simple battage médiatique?

Compte tenu des sommes colossales déjà investies dans ces projets, je ne parlerais pas ici de battage médiatique. Toutefois, le potentiel commercial de la viande in vitro reste difficile à évaluer. Singapour est le premier pays au monde à avoir autorisé la vente de nuggets de poulet conçus en laboratoire. Les exigences réglementaires représentent un obstacle majeur. À cela s’ajoutent les coûts, qui doivent rester soutenables, sans oublier l’acceptation du produit par le grand public. Le secteur de la restauration et les chaînes de fast-food auront un rôle important à jouer à cet égard.

Quels autres produits devraient arriver sur le marché au cours des prochaines années?

Outre la viande de synthèse, la fermentation de précision semble promise à un bel avenir. Ce processus passe par des micro-organismes, par exemple de la levure, pour fabriquer des protéines animales. L’objectif consiste à cultiver des protéines de lait ou d’oeuf sans utiliser d’animaux. Contrairement à la viande, cette méthode ne repose pas sur des cellules souches, mais exclusivement sur l’intervention de micro-organismes.

L’alimentation à base d’insectes, quant à elle, peine à s’imposer.

Il y a quelques années, les insectes comestibles ont fait l’objet d’un véritable buzz médiatique. Ce type d’aliments est à mes yeux trop éloigné de nos habitudes de consommation et inspire encore un tel sentiment de répulsion qu’il ne peut remporter l’adhésion d’une large partie de la population. Sans parler du fait qu’il ne
touche pas le marché que représentent les régimes végétarien et végétalien. En revanche, les produits à base de protéines végétales connaissent un formidable essor à cet égard.

Qu’en est-il de la nourriture imprimée en 3D?

Je vois deux possibilités d’application dans ce domaine: d’abord, dans la cuisine gastronomique, afin d’imprimer des motifs en filigrane pour la pâtisserie. D’ailleurs, certains restaurants utilisent déjà ces systèmes. L’impression en 3D alimentaire présente également un intérêt pour les hôpitaux et les maisons de retraite. En général, les personnes atteintes de troubles de la déglutition se voient servir des repas mixés, avec pour corolaire la perte du plaisir de manger. Grâce à cette technologie, des blancs de poulet réduits en purée pourraient retrouver leur forme originale, familière et engageante.

À l’image de l’empreinte digitale, le microbiote est propre à chaque individu.

En matière d’agriculture, tandis que les uns plaident en faveur d’un retour à la nature, les autres ne jurent que par la high-tech. Selon vous, où se situent les opportunités?

Ces deux formes d’agriculture peuvent coexister. L’agriculture high-tech permet d’augmenter le rendement en utilisant moins de matières premières. Cette agriculture 4.0 fournit en outre, au moyen de drones ou de capteurs dans les sols, par exemple, une multitude d’informations qui permettent de déterminer avec précision la quantité d’engrais et d’eau nécessaire à tel ou tel endroit. Nous pouvons ainsi répondre aux besoins spécifiques de chaque surface agricole et réduire l’emploi de pesticides, d’herbicides et d’engrais.

Quel potentiel les fermes verticales – les bâtiments pratiquant la superposition des cultures sur plusieurs étages ou le long des façades – présentent-elles?

Les fermes verticales permettent à l’agriculture de réinvestir les villes. Il ne s’agit pas ici de jardins d’agrément ni d’autosuffisance, mais d’une production de denrées alimentaires à grande échelle. Urs Niggli, qui a longtemps dirigé l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FiBL), estime que les fermes verticales d’intérieur peuvent couvrir 15 % des besoins dans les zones urbaines. Pour éviter de passer par les sols, on peut également miser sur la culture hydroponique, une méthode consistant à cultiver directement dans l’eau, à l’aide d’une solution nutritive.

À quoi nos assiettes ressembleront- elles dans les années à venir?

Nous consommerons davantage d’aliments végétaux et moins de produits d’origine animale. Le poisson et la viande fabriqués en laboratoire s’inviteront également dans nos assiettes. Nous assisterons par ailleurs à une personnalisation croissante de notre alimentation grâce à des outils et à des analyses techniques. D’ici dix ou vingt ans, chaque personne pourra identifier les facteurs influençant son propre microbiote: ainsi, nous découvrirons toutes et tous les superaliments sur mesure qui nous sont bénéfiques.

Christine Schäfer est chercheuse et porte-parole au Gottlieb Duttweiler Institut (GDI). Elle analyse les mutations sociales, économiques et technologiques, principalement dans les domaines de l’alimentation, de la consommation et du commerce. Elle a suivi des études d’économie.